Revue CONFERENCIA
N° V – 15
février 1937 – 31° année
Le Siècle de l'Enfant - Vers l'Enfance Heureuse
L'ENFANT AU
TRAVAIL
TROISIEME
(*) CONFÉRENCE DE
Mme
MARIA MONTESSORI
Faite le 11 décembre 1936
(*) Voir les n°s des 1er
janvier et 1er février 1937.
Cette troisième et dernière
conférence avait attiré une foule d’admiratrices, et c’est devant une salle de
disciples passionnément intéressés que l’éminente Mme Montessori fit
entendre cette haute et belle leçon coupée de chaleureux applaudissements.
Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,
UNE
RÉALISATION PRATIQUE, une méthode d'éducation a-t-elle pu naître des
révélations apportées par l'enfant sur sa personnalité? Ou, tout au moins,
une orientation plus juste des rapports
familiaux a-t-elle pu s'établir entre l'adulte et lui ?
L'erreur
une fois décelée, il est logique qu'elle ait pu être corrigée et qu'il en soit
résulté une vie plus harmonieuse entre l'adulte et l'enfant, et, surtout, que
l'on ait pu obtenir des hommes meilleurs.
Bien des
fois, je me suis entendu dire :
- En trente
ans, vos enfants sont devenus des hommes. Quel est leur caractère ?
Eh bien, la
réponse ne peut être directe comme une flèche. Les conséquences de ce que nous
avions fait là pourraient plutôt se comparer à ce qui se produit quand on jette
une pierre dans l'eau stagnante : il se forme des cercles concentriques de
plus en plus grands, qui s'éloignent de leur point de départ jusqu'à une distance
illimitée. C'est ainsi que la révélation des enfants a provoqué un mouvement
diffus, a remué, pourrait-on dire, toute la masse d'eau stagnante. Elle a
apporté la possibilité d'entrevoir un homme meilleur ; mais, par exemple, cet
homme meilleur a besoin, pour surgir, d'un milieu différent, et c'est dans ce
but qu'il faut remuer le monde, en traçant le plan d'un monde meilleur. En
effet, ce que l'on appelle improprement la « Méthode Montessori » est un
mouvement complexe, pédagogique et social né directement de l'enfant ; nous ne
sommes, nous, adultes, que les interprètes de cet enfant. Le véritable maître,
celui qui révèle à la société les valeurs de la vie, c'est lui.
On a cru
qu'il suffisait, pour l'éduquer, de lui enseigner des principes et de corriger
ses défauts. L'expérience a montré qu'il fallait, au contraire, lui ménager une
ambiance adaptée, préparer les moyens nécessaires à son développement, et puis
transformer la personnalité de l'adulte dans ses rapports avec lui.
uu
Ce dernier
point est, sans doute, le plus intéressant. Pour que l'enfant meilleur affleure
et manifeste son activité, il faut que l'adulte se corrige d'abord. C'est
absolument le renversement d'une situation. L'adulte est trop énergique, il
doit se faire plus passif; il est trop tyrannique, il doit se faire plus
indulgent. C'est là le point capital de la préparation des maîtres nouveaux.
Je crois
que nous avons été les premiers à enseigner au maître, serviteur de l'enfant,
la patience, essence même de sa préparation. C'est-à-dire que nous avons mis à
la base du caractère du maître certaines vertus oubliées jusqu'alors et qui, en
aucun temps, n'avaient été pratiquées à l'égard de l'enfant.
Il faut
dire que ces vertus ont besoin d'être bien comprises : on retient, en général,
qu'il faut être patient envers les défauts de l'enfant, les supporter, plutôt
que les corriger, laisser libre cours à tous les caprices. Ce n'est pas vrai.
Cette
attitude-là est fausse et, d'ailleurs, trop simpliste pour donner des
résultats; plutôt qu'une éducation, elle constituerait un abandon de l'enfant.
Nous
pouvons affirmer qu'une quantité de défauts manifestés par lui sont des
réactions qui révélent l'insatisfaction de ses besoins dans une ambiance qui
n'est pas faite pour lui, et, souvent. par conséquent, l'indice de débuts de
maladies de l'âme : de celles qui affligent la quasi-totalité de la pauvre
humanité souffrante et malheureuse.
La
« normalisation » est donc venue de la découverte que des caractères
particuliers affleurent quand l'enfant entre dans la période de travail, et que
d'autres disparaissent, qui n'étaient que superficiels.
Non
seulement l'enfant, mais nous tous, nous reflétons de fausses apparences de
l'humanité. En chacun de nous existe un homme meilleur. Et nous en sommes si
conscients que, de cette personnalité meilleure, naît une aspiration commune.
Eh bien,
nous disons que c'est cet homme meilleur qui est l'homme normal. L'homme normal
est un inconnu et c'est l'enfant qui peut nous le révéler.
A une
époque relativement récente, on soignait les symptômes de la maladie. Les
enfants souffraient-ils de troubles digestifs, on leur administrait, suivant
les cas, un laxatif ou un astringent; s'ils étaient agités la nuit, on leur
donnait un calmant; s'ils avaient la fièvre, un fébrifuge ; contre 1es
éruptions cutanées, on leur faisait des applications extérieures de pommade.
uu
C'est à ce
stade que noua en sommes restés, quant aux soins moraux; c'est-à-dire à la
correction des simples défauts, et nous demandons à l'éducation comment on doit
agir avec un enfant paresseux, ou avec un enfant menteur, ou avec un enfant
désobéissant, ou avec un enfant capricieux. Et toute l'éducation pratique
d'aujourd'hui consiste à soigner des symptômes.
Et puis, la
médecine a progressé ; elle a pris en considération les causes des symptômes,
c'est-à-dire les maladies internes. Certaines de ces maladies provoquent un
grand nombre de symptômes, qui disparaissent tous ensemble quand on soigne la
maladie. De même, quand la psychologie de l'inconscient donne l’explication de
multiples conséquences de la répression, elle éclaire la cause intérieure de
manifestations extérieures.
Et voilà
qui correspond à ce deuxième stade de la médecine, dont je vous parlais.
Enfin est
arrivée l'époque de l'hygiène. L'hygiène n'apporte aucune recette d'aucun genre
et ne pose pas de diagnostics. Elle indique les moyens nécessaires au maintien
de la santé, moyens qui tiennent essentiellement en deux points : une vie
réglée et un milieu sain ; tous deux correspondent à des besoins vitaux.
Et c'est là
notre plan d'action. L'enfant qui manifeste sa « normalité » donne
deux indications: une tendance naturelle vers l'ordre et la discipline et le
besoin d'un milieu adapté à son activité créatrice.
Mais il ne
faut pas confondre l'hygiène - c'est-à-dire la création effective et réelle de
conditions meilleures de vie - avec la suspension pure et simple des soins des
symptômes.
Laisser les
enfants faire ce qu'ils veulent reviendrait à laisser la fièvre sans soins,
l'éruption sans pommade ou le trouble intestinal sans tisane; cela équivaudrait
à abandonner le malade à son destin. II s'agit, bien au contraire, d'une forme
de vie toute différente, dont le but essentiel est la conservation de la santé,
la guérison de la maladie.
uu
Est-il donc
vrai que tous les défauts peuvent disparaître?
C'est vrai
!
Mais il est
bien évident qu'il s'agit d'un « progrès », et qu'on ne peut réaliser
tout d'un coup la disparition de la maladie dans le monde.
Toutefois,
ainsi que l'a fait l'hygiène, ce progrès peut amener une diminution
considérable des maladies morales qui affligent l'humanité.
L'apport de
l'hygiène est d'avoir abaissé la mortalité, c'est-à-dire le pourcentage de la
maladie. Si nous admettons qu'aujourd'hui, les maladies morales sont celles qui
prévalent, et qui affaiblissent l'humanité jusqu'à la mettre en péril, il nous
faut comprendre l'importance et l'urgence de la normalisation psychique et,
partant, l'importance de l'enfant et de son éducation.
Vous
pourriez vous demander s'il existe, dans les manifestations de nos enfants,
quelque fait prédominant, quelque base sur laquelle repose l'ensemble des
phénoménes. Je vous dirai
- Oui, il
existe une manifestation véritablement centrale, sur laquelle s'établit toute
la construction de l'homme. Et cela a été clairement démontré : c'est le
travail.
La
merveilleuse concentration des petits enfants se produit pendant le travail. La
cause unique des guérisons psychiques, le phénomène miraculeux qui transforme
le caractère de l'enfant, c'est le travail.
Quand on se
demande :
- De quelle
façon la nature profonde et lumineuse peut-elle affleurer?
Une seule
réponse :
- Elle ne
peut affleurer qu'à travers le travail.
Dans mon
expérience, longue de trente années, et qui s'est appuyée sur les résultats
obtenus dans tous les pays et avec toutes les races du monde, il n'y a pas
d'exemple que la normalisation de l'enfant soit survenue autrement que par le
travail.
L'apparition
du travail spontané, qui concentre l'attention, c'est le passage d'une nature
superficielle, qui présente les infinies variétés de la maladie, à une nature
profonde, qui présente le caractère unique de la santé.
I1 nous a
bien fallu conclure que, non seulement le travail est un instinct, mais encore
que c'est l'instinct fondamental de l'homme. A ce point que quelqu'un a proposé
de qualifier différemment l'espèce humaine; c'est-à-dire qu'au lieu de parler
de homo sapiens, on devrait parler de homo laborans.
Nos
expériences sur ce point revêtent un caractère d'universalité. Nous avons
observé, dans nos écoles, des enfants désordonnés, qui renversaient et
brisaient tout; des enfants paresseux, inertes, qui dressaient des barrières
contre le travail et qui ne consentaient même pas à toucher le matériel; des
enfants dont l'esprit de contradiction était tel, qu'ils disaient
automatiquement « non » à toute chose; d'autres encore tellement en proie
à leur fantaisie, qu'il n'était pas possible de les faire se soumettre à la
réalité.
Or, dans
les familles et dans les autres écoles, on avait, de toutes les façons, essayé
de les corriger : en vain.
Et il y eut
une époque où nos écoles s'emplirent de ces enfants difficiles. Que de mères
ont essayé de corriger leurs enfants par la sévérité ; d'autres, par la douceur
et la patience: Et pourtant, tout était inefficace. On ne touchait pas le point
crucial. En effet, traité par la violence, l'enfant récidivait et, souvent, la
douceur augmentait ses caprices.
Il fut
vraiment impressionnant de constater que, dans une seule condition, la guérison
se produisait : lorsque l'enfant entrait en rapports avec la réalité et
commençait à agir par lui-même; et cela, dans une seule forme : dans le travail
et l'application.
II est
quelquefois difficile de trouver le joint. De même, quand on veut actionner une
automobile, et que le moteur ne se met pas en marche, parce que l'étincelle ne
jaillit pas, on ne peut obtenir le contact nécessaire. Il n'y a pourtant pas
d'autre moyen pour actionner la machine. Quand, après de nombreuses tentatives,
il entend le bruit caractéristique, le chauffeur monte simplement sur son siège
; il sait que, maintenant, il va pouvoir conduire.
De même,
quand le phénomène de communication entre l'esprit de l'enfant et l'objet est
survenu et que quelque chose de réel attire son attention, nous pouvons dire
que la normalisation surviendra. Tout se réduit alors à diriger l'intérêt sur
les activités successives. C'est pour cela que nos écoles ont pu être comparées
à des laboratoires de psychologie. II est curieux de constater que tous les
défauts disparaissent avec la normalisation. Et l'on observe dans les familles
le changement de caractère de l'enfant, changement heureux.
Il est
pourtant évident que, s'il existe des conditions défavorables dans les
familles, ces mêmes défauts peuvent trouver de la difficulté à se corriger. En
effet, si, d'une part, agit une cure et que, de l'autre, persistent les causes
de déviations, les effets s'en trouvent ralentis ou anéantis.
C'est pour
cela que la normalisation de l'enfant doit entraîner celle de l'adulte et du
milieu; et c'est pour cela que, pratiquement, elle porte en soi la réforme de
l'humanité.
La vie
morale, en somme, en est universellement touchée, et l'adulte se trouve, en
face de l'enfant, dans la nécessité de se corriger lui-même et de s'améliorer.
II est obligé de prendre un chemin différent, où il trouvera une félicité et
une harmonie qui seront la récompense de ses efforts. Devant l'adulte, son
propre enfant deviendra une réalité nouvelle, et il se sentira guérir en
s'attachant à elle.
uu
Une
quantité de problèmes se greffent sur ce sujet, je le sais.
De
l'observation des enfants est née une école nouvelle. Ses mécanismes sont
fondés sur l'ambiance. Les besoins de l'enfant en ont, pourrait-on dire, ciselé
les détails.
Ce qui est
nécessaire, c'est que le milieu ne soit pas surchargé de choses inutiles; il
doit, au contraire, être simple et ne posséder que les objets dont l'enfant se
sert effectivement.
Les objets
superflus créent la confusion, encombrent et fatiguent, et, par la faute d'un
simple détail, la concentration au travail peut se perdre. Nous l'expérimentons
nous-mêmes quand nous allons faire des courses dans un grand magasin. La seule
présence de tant d'objets cause une fatigue capable de déprimer.
On croit
communément aider les enfants en leur donnant une quantité de choses. Et l'on
voit des écoles pleines de matériel et de jouets obtenir peu de résultats et
recourir aux moyens les plus variés que peut suggérer la pédagogie, et même
fondre ensemble plusieurs méthodes d'éducation. Les résultats sont toujours les
pires.
Un fait
certain, prouvé par les enfants, c'est que le matériel est utile à l'élévation
de l'esprit, au développement de la personnalité; mais on doit le limiter au
strict nécessaire.
II faut
aussi que chaque objet ait sa place fixe; c'est si important que nous avons
fait construire des meubles destinés à recevoir des objets déterminés. Cela
facilite le choix de l'enfant, et l'ordre est plus harmonieux. On peut dire que
les objets ont leur cadre qui les met en valeur.
Les enfants
remettent patiemment dans leurs boites respectives les soixante-quatre
gradations des couleurs, ou les lettres de l'alphabet dans leurs cases, ou,
s'ils se sont servis d'un petit tapis, ils le balayent et le roulent avant de
le remettre en place. Les rapports des enfants en sont grandement facilités. II
n'arrive pas que l'un d'eux ait envie de prendre un objet employé par un autre,
puisqu'il sait qu'il ne peut le prendre qu'à sa place, dans l'ordre respecté,
et qu'il ne peut le passer de la main à la main. Les enfants doivent donc avoir
la patience d'attendre, en respectant l'activité des autres.
Une place
fixe est réservée aux objets, mais non pas aux enfants. Nous avons fait
fabriquer un mobilier léger afin, précisément, qu'il soit facile à transporter;
et dans l'ensemble de ces conditions l'entraide se développe. S'il arrive un
enfant nouveau, qui dérange les autres, c'est avec un sentiment de compassion
qu'il est accueilli.
Je vis, un
jour, l'un d'eux aller dire à l'un de ces dérangeurs, avec une véritable bonne
grâce :
- Tu ne
sais pas encore, mais ça ne fait rien. Toi aussi, tu apprendras !
On allait à
lui avec un sourire complaisant, comme pour dire :
- II n'est
pas encore civilisé, il faut le plaindre !
Mais c'est
quand se produit un petit malheur que la véritable entraide surgit. Par
exemple, un enfant casse un verre plein d'eau; ce petit malheur représente pour
lui une mortification, une humiliation. II ne manque jamais qu'un ami vienne le
réconforter :
- Ça ne
fait rien ! Ne pleure pas !
Et, en un
instant, les débris de verre sont emportés, l'eau essuyée, l'incident oublié.
uu
Ce fut
cette camaraderie, cette entraide, qui soulevèrent l'admiration de ceux qui
visitèrent notre première école ouverte officiellement aux visiteurs, pendant
l'exposition du Canal de Panama, à San-Francisco. La base de cette camaraderie
était l'amour de l'ordre dans l'ambiance; et c'est sur cette base que se
développait la liberté individuelle du sentiment.
Cette
coopération et cet ordre érigeaient un groupe d'enfants en une société qui se
comportait tout naturellement et, par conséquent, indépendamment de l'action
directe de l'adulte.
Je vous
citerai un exemple : l'école de l'exposition de San-Francisco était édifiée
dans la salle principale du pavillon central. Il y avait une immense vitrine, comme
celle d'un magasin, derrière laquelle trente-cinq enfants agissaient sous les
yeux du public. Dans la partie intérieure de la vitrine s'ouvraient de petites
fenêtres pour l'aération. Un beau matin, les enfants étaient déjà arrivés, un
public nombreux affluait, la maîtresse était prête, quand on s'aperçut que la
clef manquait pour ouvrir l'école. Grand embarras de tout le monde ! Mais
un des enfants fit sa proposition :
- Si vous
voulez, nous pouvons nous glisser par les petites fenêtres...
- Oui, mais
la maîtresse ne passera pas!
- Ça ne
fait rien ! Répondit le petit ! On n'a pas besoin d'elle. Pour une fois, elle
pourra nous surveiller du dehors!
Les enfants
étaient donc conscients de la société qu'ils avaient construite.
Une fois
entré dans la voie du travail, l'enfant nous décèle une telle quantité de
phénomènes qu'il devient lui-même une véritable source de révélations.
Le travail
ordonne les fonctions; il en résulte le phénomène le plus surprenant qui soit
survenu dans nos écoles, celui de la « discipline ».
Ce
phénomène a, d'ailleurs, en tant que manifestation naturelle, décelé un rythme
intéressant, que nous avons pu observer dès les premiers temps de notre
expérience.
Je veux, à
ce propos, vous raconter une anecdote : dans une école de Rome, à une
période déjà avancée de notre histoire, la reine d'Italie demanda à un enfant
qui était en train de composer des mots avec l'alphabet mobile: « Ecris :
Vive l'Italie ! » Et l'enfant, sans se troubler, se mit en devoir de ranger,
tranquillement dans leurs cases respectives, les lettres qu'il avait employées.
Grande émotion devant cette désobéissance à la reine. Confuse, la maitresse dit
à l'enfant
- Tu n'as
pas entendu que tu devais écrire : « Vive l'Italie ? »
- J'ai
entendu, répondit l'enfant ; mais il faut d'abord que je mette mes lettres en
place.
II faisait
passer, avant tout, l'ordre sans lequel on ne peut bien exécuter un
commandement. Quand toutes les lettres furent rangées, l'enfant écrivit : «
Vive l'Italie ! »
Et cela
prouve que les enfants ne se troublaient pas devant les manifestations
extérieures, n'en restaient pas suggestionnés, mais qu'ils suivaient une ligne
de conduite.
La
maîtresse de cette école était une personne très bonne et très gentille, d'une
culture et d'une intelligence supérieures. Elle avait une classe de cinquante
enfants. Elle eut l'idée que, pour la coordination du travail de la classe, une
préparation était nécessaire et, dans ce but, elle réunissait les enfants
chaque matin et les faisait jouer sous sa direction. Quand ils lui semblaient
suffisamment ordonnés, elle les laissait libres de choisir leur travail.
C'était, en somme, une espèce d'apéritif avant le repas. Or, un de ces infants
lui dit, un jour :
- Est-ce
qu'il faut vraiment qu'on joue ensemble, en arrivant, le matin? On voudrait
tellement se mettre tout de suite au travail.
Et la
maîtresse les laissa faire. Elle s'aperçut rapidement que, presque tous ils
choisissaient de petits travaux faciles, au lieu de prendre le travail
important laissé en suspens la veille. Ils semblaient l'avoir oublié. Ils
s'occupaient de choses futiles; ils rangeaient des objets, nettoyaient,
s'arrangeaient devant la glace. A la suite de quoi, il régnait une certaine
confusion et beaucoup de bruit. La maîtresse, toutefois, n'intervint pas. Elle
constata qu'ils entreprenaient ensuite un travail difficile, et s'y
concentraient au point que, dans la classe, régnait un ordre impressionnant. Et
comme ces faits se répétaient avec uniformité, elle en conclut qu'on ne peut
prendre tout de suite un grand travail, mais que l'on doit, pour s'y préparer,
commencer par un travail facile.
Ce fut là
une véritable révélation.
Nous avons
le préjugé de croire que les travaux difficiles doivent s'exécuter en premier
lieu, quand on est bien reposé. Cet entraînement spontané était une
manifestation des lois du travail.
Si nous y
réfléchissons, nous nous apercevons que, nous non plus, nous ne nous mettons
pas à un travail important, tel que la création d'un livre, par exemple, dés le
début de la matinée; le plus souvent, nous éprouvons le besoin de faire autre
chose d'abord, et il nous vient à l'esprit, par exemple, d'écrire une lettre ou
d'épousseter le piano. Que de fois nous sommes-nous entendu répéter :
- Comment
diable te mets-tu à écrire une lettre, alors que tu as tant à faire?
Eh bien,
faire un travail facile sert précisément de préparation à l'entreprise
importante. Et quant au petit désordre, à ce tapage qui survenait entre le
premier et le deuxième temps, c'était une manifestation passagère, presque le
signal que le travail important était sur le point d'être entrepris. Et c'était
si régulier, que nous savions trouver, en arrivant à une certaine heure, des
travaux peu intéressants; à une autre, un peu de désordre, et, un peu plus
tard, le grand travail en train.
Ces
observations consignaient ce qui pouvait devenir un programme, un horaire
scolaire, qui tiendrait compte du rythme du travail spontané.
Et en quoi
consistait le grand travail ?
On voyait
les enfants concentrés en des exercices variés. Celui-ci, les yeux bandés,
prenait délicatement en main des tablettes de poids légèrement différents, et
les réunissait, selon leur poids, après les avoir attentivement soupesées.
Celui-là,
les yeux également bandés, les effleurant à peine des doigts, touchait avec légèreté
des étoffes et, après les avoir identifiées, mettait de côté, deux à deux,
celles qui étaient de mëme nature.
D'autres
enfants disposaient de longues files de petits cartons sur lesquels étaient
représentées des figures géométriques, et puis, prenant les objets
correspondant à ces figures, en recouvraient les petits cartons. D'autres
construisaient une tour au moyen de nombreux cubes roses, dont la grandeur
était graduée, les mettant les uns au-dessus des autres. Quand la tour était
construite avec un grand soin, ils la défaisaient, pour la recommencer.
Un, encore,
rangeait en ordre des tablettes aux très délicates gradations de couleurs; un
autre dessinait des compositions décoratives originales et compliquées.
D'autres composaient des mots avec l'alphabet mobile.
En passant
dans des classes plus avancées, on voyait des enfants manier une quantité de
perles de toutes couleurs, les unes enfilées en forme de chaînes, d'autres
reliées en forme de bàtonnets, d'autres formant des carrés plans, d'autres, des
cubes. Au moyen de ces objets, les enfants découvraient les premiers secrets de
l'arithmétique et passaient aux grandes opérations avec une facilité
passionnée.
Des cartes
de géographie dessinées par les enfants s'accumulaient par centaines, et des
cahiers étaient écrits avec un soin diligent, avec une véritable passion. Tous
les cahiers de nos enfants étaient tenus avec le même soin jaloux : pas une
tache, les marges en restaient intactes. Mais chaque enfant avait son propre
tiroir, et prenait la responsabilité des travaux qui s'accumulaient; dessins de
tous genres, feuilles couvertes de chiffres, de lettres, de récits; cahiers
remplis d'écriture, dessins, cartes de géographie en miniature.
uu
Ainsi, les
progrès s'affirmaient constamment et le problème pratique de l’instruction
était résolu; avec beaucoup de travail, il est vrai, avec un effort pour
surmonter les difficultés, mais sans fatigue.
Et nos
écoles ont dû s'orienter vers des degrés toujours plus élevés, parce que, pour
répondre à l'intérêt infatigable de l'enfant, il a fallu lui offrir des
exercices intellectuels de plus en plus élevés. Notre idée n'a jamais été
d'accélérer les études, mais seulement de répondre aux besoins psychiques
manifestés par les entants.
L'homme
intelligent éprouve le besoin naturel d'exercer son intelligence. Ainsi, notre
problème, au point de vue de l’éducation, a été de chercher le travail adapté à
l'entant en voie de développement. Et ce fut une véritable surprise de
découvrir que les enfants sont capables d'atteindre un niveau bien supérieur au
niveau moyen des écoles ordinaires. Une grande partie de la culture secondaire
dut émigrer dans les écoles primaires.
L'intérêt
pour l'algèbre surgit chez les enfants de sept et huit ans; ils faisaient des
opérations d'arithmétique gigantesques. Les recherches passionnent les enfants
de cet âge. Ils sont fascinés par les puissances algébriques. II est donc
loisible de profiter de l'avance apportée par un tel intérêt aux études.
Plusieurs de mes disciples ont continué, à peu près sur les mêmes directives,
toute l'instruction secondaire, jusqu'à l'Université, épargnant ainsi aux
enfants les tourments qui dépriment ordinairement la jeunesse et qui donnent
naissance à tant de formes de maladies.
Le but vers
lequel il nous faut tendre maintenant est de mettre à profit les deux années
d'avance que gagne l'entant, et d'employer ce temps en vue d'une vie nouvelle
qui soit un repos, et qui aide le développement physique, à cet âge où le corps
de l'adolescent, redevenu fragile, peut se comparer à celui du nouveau-né.
Des
expériences sont déjà tentées dans ce but en Hollande. J'espère être en mesure
de vous en communiquer bientôt les heureux résultats.
Dans les
écoles secondaires ordinaires, entre autres étouffements, il faut signaler
celui de l'intelligence par des exercices à la fois trop faciles et arides et,
par conséquent, privés d'intérêt. Ainsi, au lieu d'un effort pour s'élever,
l'intelligence doit faire effort pour se maintenir à un niveau inférieur.
Le rôle de
nos maîtresses est d'être là, toujours vigilantes. Quelquefois, on pourrait les
croire étrangères à ces effets surprenants et, souvent, les enfants oublient
leur présence. Pourtant, elles doivent reconnaître la difficulté de leur tâche.
Le succès d'une telle tâche serait impossible sans une sérieuse préparation. En
fait, le problème le plus difficile réside précisément là.
uu
Je
travaille, depuis 1914, à former des maîtresses au moyen de cours
internationaux que je fais dans des pays différents : en Italie, en Allemagne,
en Angleterre, en Hollande, aux Etats-Unis, tant à New-York qu'en Californie.
Cette année, je dois le faire à Londres, en janvier prochain.
La
maîtresse devient véritablement l'exemple de ce que devrait être 1a mère :
la gardienne et la protectrice de la vie. Son art est d'être toujours prête à
répondre et à aider là où c'est nécessaire.
Il faut
l'avoir expérimenté pour se rendre compte de la difficulté de cet art.
Quand les
enfants ont terminé leur travail, qu'ils sont sortis de leur état de
concentration, ils ont besoin de se confier à quelqu'un, de montrer ce qu'ils
ont fait. Et ils viennent lui apporter leurs chefs d'œuvre, ou l'appellent pour
qu'elle admire la façon dont ils ont disposé le matériel. Elle a, pour chacun,
un sourire, un mot d'encouragement; et puis, elle veille sur l'enfant qui se
trompe, qui ne réussit pas, ou qui reste inactif. Alors, elle s'approche,
délicatement, propose un travail, montre comment on se sert du matériel. Elle
suit un à un ces enfants laborieux et doit surveiller personnellement tout ce
qu'ils font. Personne ne doit jamais avoir besoin de son aide sans qu'elle soit
là; il faut que, de loin, elle s'aperçoive des besoins de chacun.
Mais, en
même temps, il ne faut pas qu'elle interrompe un enfant, quand il est plongé
dans une occupation. Il lui faut une espèce de tact psychologique très fin, qui
peut s'apprendre en théorie, mais qui ne peut se perfectionner qu'en pratique.
uu
C'est sous
la savante direction d'une telle maîtresse et dans une ambiance où, avec l'aide
de sa vigilance, personne n'est dérangé, que les enfants finissent toujours par
s'intéresser à un travail et qu'ils retrouvent leur santé psychique. Ils
peuvent alors continuer indéfiniment leur progrès.
Voilà
l'ambiance libre où la personnalité de l'enfant prend sa valeur, où son
activité se canalise en une discipline stupéfiante.
On
pourrait, à ce propos, se demander quel rapport existe entre la liberté et la
discipline. Il fut bien curieux de constater la naissance simultanée de la
liberté et de la discipline chez ces enfants. J'ai souvent entendu répéter :
- Mais
c'est la solution d'un grand problème; c'est mettre une contradiction en
harmonie.
Moi-même,
il m'a fallu constater longuement la répétition de ce phénomène pour pleinement
le saisir. Non, il n'y a point là un problème. Pas davantage une contradiction.
La liberté et la discipline sont les deux faces d'une même médaille. A peine
atteint un parfait état de liberté, apparaît la discipline solennelle et
simple, qui se rencontre en toutes les œuvres de la création. Inversement, si
la discipline est imparfaite, c'est que la liberté n'est pas atteinte; il y a
quelque erreur constructive qui l'entrave.
Nous
pouvons dire que la discipline est le signe extérieur de fonctions parfaites.
La liberté consiste en la possibilité d'exercer parfaitement ces fonctions. Il
en est de l'homme comme de toutes choses créées. Les étoiles sont libres
d'évoluer dans le ciel, parce qu'elles restent disciplinées en leur
trajectoire. Les poissons semblent libres de glisser dans l'eau, mais il ne
faut pas qu'ils sortent de leur élément; de même, les plantes sont libres, à
condition de laisser leurs racines cramponnées dans la terre.
Il n'y a
pas de forme de liberté qui ne soit déterminée par une loi. Eh bien, l'enfant
nous a fait découvrir l'homme à l'état naturel, alors que la liberté est
inséparable d'une discipline de travail. C'est là qu'est la santé de l'homme.
Et c'est
vraiment une grande leçon pour nous, adultes : nous devons le respect à notre
petit père, à notre maître, à l'enfant.
(Applaudissements. Rappels. Des
fleurs aux couleurs italiennes sont remises à Mme Montessori. Des
jeunes filles, des élèves lui font ovation.)
MARIA
MONTESSORI.
(Traduit de l’Italien par
Georgette-J.-J ; Bernard)