samedi 7 juillet 2012

Une conférence de Maria Montessori


Revue CONFERENCIA
N° V – 15 février 1937 – 31° année

Le Siècle de l'Enfant   -   Vers l'Enfance Heureuse


L'ENFANT AU TRAVAIL


TROISIEME (*) CONFÉRENCE DE
Mme MARIA MONTESSORI

Faite le 11 décembre 1936


(*) Voir les n°s des 1er janvier et 1er février 1937.
Cette troisième et dernière conférence avait attiré une foule d’admiratrices, et c’est devant une salle de disciples passionnément intéressés que l’éminente Mme Montessori fit entendre cette haute et belle leçon coupée de chaleureux applaudissements.

Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,

UNE RÉALISATION PRATIQUE, une méthode d'éducation a-t-elle pu naître des révélations apportées par l'enfant sur sa personnalité? Ou, tout au moins, une  orientation plus juste des rapports familiaux a-t-elle pu s'établir entre l'adulte et lui ?
L'erreur une fois décelée, il est logique qu'elle ait pu être corrigée et qu'il en soit résulté une vie plus harmonieuse entre l'adulte et l'enfant, et, surtout, que l'on ait pu obtenir des hommes meilleurs.
Bien des fois, je me suis entendu dire :
- En trente ans, vos enfants sont devenus des hommes. Quel est leur caractère ?
Eh bien, la réponse ne peut être directe comme une flèche. Les conséquences de ce que nous avions fait là pourraient plutôt se comparer à ce qui se produit quand on jette une pierre dans l'eau stagnante : il se forme des cercles concentriques de plus en plus grands, qui s'éloignent de leur point de départ jusqu'à une distance illimitée. C'est ainsi que la révélation des enfants a provoqué un mouvement diffus, a remué, pourrait-on dire, toute la masse d'eau stagnante. Elle a apporté la possibilité d'entrevoir un homme meilleur ; mais, par exemple, cet homme meilleur a besoin, pour surgir, d'un milieu différent, et c'est dans ce but qu'il faut remuer le monde, en traçant le plan d'un monde meilleur. En effet, ce que l'on appelle improprement la « Méthode Montessori » est un mouvement complexe, pédagogique et social né directement de l'enfant ; nous ne sommes, nous, adultes, que les interprètes de cet enfant. Le véritable maître, celui qui révèle à la société les valeurs de la vie, c'est lui.
On a cru qu'il suffisait, pour l'éduquer, de lui enseigner des principes et de corriger ses défauts. L'expérience a montré qu'il fallait, au contraire, lui ménager une ambiance adaptée, préparer les moyens nécessaires à son développement, et puis transformer la personnalité de l'adulte dans ses rapports avec lui.

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Ce dernier point est, sans doute, le plus intéressant. Pour que l'enfant meilleur affleure et manifeste son activité, il faut que l'adulte se corrige d'abord. C'est absolument le renversement d'une situation. L'adulte est trop énergique, il doit se faire plus passif; il est trop tyrannique, il doit se faire plus indulgent. C'est là le point capital de la préparation des maîtres nouveaux.
Je crois que nous avons été les premiers à enseigner au maître, serviteur de l'enfant, la patience, essence même de sa préparation. C'est-à-dire que nous avons mis à la base du caractère du maître certaines vertus oubliées jusqu'alors et qui, en aucun temps, n'avaient été pratiquées à l'égard de l'enfant.
Il faut dire que ces vertus ont besoin d'être bien comprises : on retient, en général, qu'il faut être patient envers les défauts de l'enfant, les supporter, plutôt que les corriger, laisser libre cours à tous les caprices. Ce n'est pas vrai.
Cette attitude-là est fausse et, d'ailleurs, trop simpliste pour donner des résultats; plutôt qu'une éducation, elle constituerait un abandon de l'enfant.
Nous pouvons affirmer qu'une quantité de défauts manifestés par lui sont des réactions qui révélent l'insatisfaction de ses besoins dans une ambiance qui n'est pas faite pour lui, et, souvent. par conséquent, l'indice de débuts de maladies de l'âme : de celles qui affligent la quasi-totalité de la pauvre humanité souffrante et malheureuse.
La « normalisation » est donc venue de la découverte que des caractères particuliers affleurent quand l'enfant entre dans la période de travail, et que d'autres disparaissent, qui n'étaient que superficiels.
Non seulement l'enfant, mais nous tous, nous reflétons de fausses apparences de l'humanité. En chacun de nous existe un homme meilleur. Et nous en sommes si conscients que, de cette personnalité meilleure, naît une aspiration commune.
Eh bien, nous disons que c'est cet homme meilleur qui est l'homme normal. L'homme normal est un inconnu et c'est l'enfant qui peut nous le révéler.
A une époque relativement récente, on soignait les symptômes de la maladie. Les enfants souffraient-ils de troubles digestifs, on leur administrait, suivant les cas, un laxatif ou un astringent; s'ils étaient agités la nuit, on leur donnait un calmant; s'ils avaient la fièvre, un fébrifuge ; contre 1es éruptions cutanées, on leur faisait des applications extérieures de pommade.

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C'est à ce stade que noua en sommes restés, quant aux soins moraux; c'est-à-dire à la correction des simples défauts, et nous demandons à l'éducation comment on doit agir avec un enfant paresseux, ou avec un enfant menteur, ou avec un enfant désobéissant, ou avec un enfant capricieux. Et toute l'éducation pratique d'aujourd'hui consiste à soigner des symptômes.
Et puis, la médecine a progressé ; elle a pris en considération les causes des symptômes, c'est-à-dire les maladies internes. Certaines de ces maladies provoquent un grand nombre de symptômes, qui disparaissent tous ensemble quand on soigne la maladie. De même, quand la psychologie de l'inconscient donne l’explication de multiples conséquences de la répression, elle éclaire la cause intérieure de manifestations extérieures.
Et voilà qui correspond à ce deuxième stade de la médecine, dont je vous parlais.
Enfin est arrivée l'époque de l'hygiène. L'hygiène n'apporte aucune recette d'aucun genre et ne pose pas de diagnostics. Elle indique les moyens nécessaires au maintien de la santé, moyens qui tiennent essentiellement en deux points : une vie réglée et un milieu sain ; tous deux correspondent à des besoins vitaux.
Et c'est là notre plan d'action. L'enfant qui manifeste sa « normalité » donne deux indications: une tendance naturelle vers l'ordre et la discipline et le besoin d'un milieu adapté à son activité créatrice.
Mais il ne faut pas confondre l'hygiène - c'est-à-dire la création effective et réelle de conditions meilleures de vie - avec la suspension pure et simple des soins des symptômes.
Laisser les enfants faire ce qu'ils veulent reviendrait à laisser la fièvre sans soins, l'éruption sans pommade ou le trouble intestinal sans tisane; cela équivaudrait à abandonner le malade à son destin. II s'agit, bien au contraire, d'une forme de vie toute différente, dont le but essentiel est la conservation de la santé, la guérison de la maladie.

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Est-il donc vrai que tous les défauts peuvent disparaître?
C'est vrai !
Mais il est bien évident qu'il s'agit d'un « progrès », et qu'on ne peut réaliser tout d'un coup la disparition de la maladie dans le monde.
Toutefois, ainsi que l'a fait l'hygiène, ce progrès peut amener une diminution considérable des maladies morales qui affligent l'humanité.
L'apport de l'hygiène est d'avoir abaissé la mortalité, c'est-à-dire le pourcentage de la maladie. Si nous admettons qu'aujourd'hui, les maladies morales sont celles qui prévalent, et qui affaiblissent l'humanité jusqu'à la mettre en péril, il nous faut comprendre l'importance et l'urgence de la normalisation psychique et, partant, l'importance de l'enfant et de son éducation.
Vous pourriez vous demander s'il existe, dans les manifestations de nos enfants, quelque fait prédominant, quelque base sur laquelle repose l'ensemble des phénoménes. Je vous dirai
- Oui, il existe une manifestation véritablement centrale, sur laquelle s'établit toute la construction de l'homme. Et cela a été clairement démontré : c'est le travail.
La merveilleuse concentration des petits enfants se produit pendant le travail. La cause unique des guérisons psychiques, le phénomène miraculeux qui transforme le caractère de l'enfant, c'est le travail.
Quand on se demande :
- De quelle façon la nature profonde et lumineuse peut-elle affleurer?
Une seule réponse :
- Elle ne peut affleurer qu'à travers le travail.
Dans mon expérience, longue de trente années, et qui s'est appuyée sur les résultats obtenus dans tous les pays et avec toutes les races du monde, il n'y a pas d'exemple que la normalisation de l'enfant soit survenue autrement que par le travail.
L'apparition du travail spontané, qui concentre l'attention, c'est le passage d'une nature superficielle, qui présente les infinies variétés de la maladie, à une nature profonde, qui présente le caractère unique de la santé.
I1 nous a bien fallu conclure que, non seulement le travail est un instinct, mais encore que c'est l'instinct fondamental de l'homme. A ce point que quelqu'un a proposé de qualifier différemment l'espèce humaine; c'est-à-dire qu'au lieu de parler de homo sapiens, on devrait parler de homo laborans.
Nos expériences sur ce point revêtent un caractère d'universalité. Nous avons observé, dans nos écoles, des enfants désordonnés, qui renversaient et brisaient tout; des enfants paresseux, inertes, qui dressaient des barrières contre le travail et qui ne consentaient même pas à toucher le matériel; des enfants dont l'esprit de contradiction était tel, qu'ils disaient automatiquement « non » à toute chose; d'autres encore tellement en proie à leur fantaisie, qu'il n'était pas possible de les faire se soumettre à la réalité.
Or, dans les familles et dans les autres écoles, on avait, de toutes les façons, essayé de les corriger : en vain.
Et il y eut une époque où nos écoles s'emplirent de ces enfants difficiles. Que de mères ont essayé de corriger leurs enfants par la sévérité ; d'autres, par la douceur et la patience: Et pourtant, tout était inefficace. On ne touchait pas le point crucial. En effet, traité par la violence, l'enfant récidivait et, souvent, la douceur augmentait ses caprices.
Il fut vraiment impressionnant de constater que, dans une seule condition, la guérison se produisait : lorsque l'enfant entrait en rapports avec la réalité et commençait à agir par lui-même; et cela, dans une seule forme : dans le travail et l'application.
II est quelquefois difficile de trouver le joint. De même, quand on veut actionner une automobile, et que le moteur ne se met pas en marche, parce que l'étincelle ne jaillit pas, on ne peut obtenir le contact nécessaire. Il n'y a pourtant pas d'autre moyen pour actionner la machine. Quand, après de nombreuses tentatives, il entend le bruit caractéristique, le chauffeur monte simplement sur son siège ; il sait que, maintenant, il va pouvoir conduire.
De même, quand le phénomène de communication entre l'esprit de l'enfant et l'objet est survenu et que quelque chose de réel attire son attention, nous pouvons dire que la normalisation surviendra. Tout se réduit alors à diriger l'intérêt sur les activités successives. C'est pour cela que nos écoles ont pu être comparées à des laboratoires de psychologie. II est curieux de constater que tous les défauts disparaissent avec la normalisation. Et l'on observe dans les familles le changement de caractère de l'enfant, changement heureux.
Il est pourtant évident que, s'il existe des conditions défavorables dans les familles, ces mêmes défauts peuvent trouver de la difficulté à se corriger. En effet, si, d'une part, agit une cure et que, de l'autre, persistent les causes de déviations, les effets s'en trouvent ralentis ou anéantis.
C'est pour cela que la normalisation de l'enfant doit entraîner celle de l'adulte et du milieu; et c'est pour cela que, pratiquement, elle porte en soi la réforme de l'humanité.
La vie morale, en somme, en est universellement touchée, et l'adulte se trouve, en face de l'enfant, dans la nécessité de se corriger lui-même et de s'améliorer. II est obligé de prendre un chemin différent, où il trouvera une félicité et une harmonie qui seront la récompense de ses efforts. Devant l'adulte, son propre enfant deviendra une réalité nouvelle, et il se sentira guérir en s'attachant à elle.

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Une quantité de problèmes se greffent sur ce sujet, je le sais.
De l'observation des enfants est née une école nouvelle. Ses mécanismes sont fondés sur l'ambiance. Les besoins de l'enfant en ont, pourrait-on dire, ciselé les détails.
Ce qui est nécessaire, c'est que le milieu ne soit pas surchargé de choses inutiles; il doit, au contraire, être simple et ne posséder que les objets dont l'enfant se sert effectivement.
Les objets superflus créent la confusion, encombrent et fatiguent, et, par la faute d'un simple détail, la concentration au travail peut se perdre. Nous l'expérimentons nous-mêmes quand nous allons faire des courses dans un grand magasin. La seule présence de tant d'objets cause une fatigue capable de déprimer.
On croit communément aider les enfants en leur donnant une quantité de choses. Et l'on voit des écoles pleines de matériel et de jouets obtenir peu de résultats et recourir aux moyens les plus variés que peut suggérer la pédagogie, et même fondre ensemble plusieurs méthodes d'éducation. Les résultats sont toujours les pires.
Un fait certain, prouvé par les enfants, c'est que le matériel est utile à l'élévation de l'esprit, au développement de la personnalité; mais on doit le limiter au strict nécessaire.
II faut aussi que chaque objet ait sa place fixe; c'est si important que nous avons fait construire des meubles destinés à recevoir des objets déterminés. Cela facilite le choix de l'enfant, et l'ordre est plus harmonieux. On peut dire que les objets ont leur cadre qui les met en valeur.
Les enfants remettent patiemment dans leurs boites respectives les soixante-quatre gradations des couleurs, ou les lettres de l'alphabet dans leurs cases, ou, s'ils se sont servis d'un petit tapis, ils le balayent et le roulent avant de le remettre en place. Les rapports des enfants en sont grandement facilités. II n'arrive pas que l'un d'eux ait envie de prendre un objet employé par un autre, puisqu'il sait qu'il ne peut le prendre qu'à sa place, dans l'ordre respecté, et qu'il ne peut le passer de la main à la main. Les enfants doivent donc avoir la patience d'attendre, en respectant l'activité des autres.
Une place fixe est réservée aux objets, mais non pas aux enfants. Nous avons fait fabriquer un mobilier léger afin, précisément, qu'il soit facile à transporter; et dans l'ensemble de ces conditions l'entraide se développe. S'il arrive un enfant nouveau, qui dérange les autres, c'est avec un sentiment de compassion qu'il est accueilli.
Je vis, un jour, l'un d'eux aller dire à l'un de ces dérangeurs, avec une véritable bonne grâce :
- Tu ne sais pas encore, mais ça ne fait rien. Toi aussi, tu apprendras !
On allait à lui avec un sourire complaisant, comme pour dire :
- II n'est pas encore civilisé, il faut le plaindre !
Mais c'est quand se produit un petit malheur que la véritable entraide surgit. Par exemple, un enfant casse un verre plein d'eau; ce petit malheur représente pour lui une mortification, une humiliation. II ne manque jamais qu'un ami vienne le réconforter :
- Ça ne fait rien ! Ne pleure pas !
Et, en un instant, les débris de verre sont emportés, l'eau essuyée, l'incident oublié.

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Ce fut cette camaraderie, cette entraide, qui soulevèrent l'admiration de ceux qui visitèrent notre première école ouverte officiellement aux visiteurs, pendant l'exposition du Canal de Panama, à San-Francisco. La base de cette camaraderie était l'amour de l'ordre dans l'ambiance; et c'est sur cette base que se développait la liberté individuelle du sentiment.
Cette coopération et cet ordre érigeaient un groupe d'enfants en une société qui se comportait tout naturellement et, par conséquent, indépendamment de l'action directe de l'adulte.
Je vous citerai un exemple : l'école de l'exposition de San-Francisco était édifiée dans la salle principale du pavillon central. Il y avait une immense vitrine, comme celle d'un magasin, derrière laquelle trente-cinq enfants agissaient sous les yeux du public. Dans la partie intérieure de la vitrine s'ouvraient de petites fenêtres pour l'aération. Un beau matin, les enfants étaient déjà arrivés, un public nombreux affluait, la maîtresse était prête, quand on s'aperçut que la clef manquait pour ouvrir l'école. Grand embarras de tout le monde ! Mais un des enfants fit sa proposition :
- Si vous voulez, nous pouvons nous glisser par les petites fenêtres...
- Oui, mais la maîtresse ne passera pas!
- Ça ne fait rien ! Répondit le petit ! On n'a pas besoin d'elle. Pour une fois, elle pourra nous surveiller du dehors!
Les enfants étaient donc conscients de la société qu'ils avaient construite.
Une fois entré dans la voie du travail, l'enfant nous décèle une telle quantité de phénomènes qu'il devient lui-même une véritable source de révélations.
Le travail ordonne les fonctions; il en résulte le phénomène le plus surprenant qui soit survenu dans nos écoles, celui de la « discipline ».
Ce phénomène a, d'ailleurs, en tant que manifestation naturelle, décelé un rythme intéressant, que nous avons pu observer dès les premiers temps de notre expérience.
Je veux, à ce propos, vous raconter une anecdote : dans une école de Rome, à une période déjà avancée de notre histoire, la reine d'Italie demanda à un enfant qui était en train de composer des mots avec l'alphabet mobile: « Ecris : Vive l'Italie ! » Et l'enfant, sans se troubler, se mit en devoir de ranger, tranquillement dans leurs cases respectives, les lettres qu'il avait employées. Grande émotion devant cette désobéissance à la reine. Confuse, la maitresse dit à l'enfant
- Tu n'as pas entendu que tu devais écrire : « Vive l'Italie ? »
- J'ai entendu, répondit l'enfant ; mais il faut d'abord que je mette mes lettres en place.
II faisait passer, avant tout, l'ordre sans lequel on ne peut bien exécuter un commandement. Quand toutes les lettres furent rangées, l'enfant écrivit : « Vive l'Italie ! »
Et cela prouve que les enfants ne se troublaient pas devant les manifestations extérieures, n'en restaient pas suggestionnés, mais qu'ils suivaient une ligne de conduite.
La maîtresse de cette école était une personne très bonne et très gentille, d'une culture et d'une intelligence supérieures. Elle avait une classe de cinquante enfants. Elle eut l'idée que, pour la coordination du travail de la classe, une préparation était nécessaire et, dans ce but, elle réunissait les enfants chaque matin et les faisait jouer sous sa direction. Quand ils lui semblaient suffisamment ordonnés, elle les laissait libres de choisir leur travail. C'était, en somme, une espèce d'apéritif avant le repas. Or, un de ces infants lui dit, un jour :
- Est-ce qu'il faut vraiment qu'on joue ensemble, en arrivant, le matin? On voudrait tellement se mettre tout de suite au travail.
Et la maîtresse les laissa faire. Elle s'aperçut rapidement que, presque tous ils choisissaient de petits travaux faciles, au lieu de prendre le travail important laissé en suspens la veille. Ils semblaient l'avoir oublié. Ils s'occupaient de choses futiles; ils rangeaient des objets, nettoyaient, s'arrangeaient devant la glace. A la suite de quoi, il régnait une certaine confusion et beaucoup de bruit. La maîtresse, toutefois, n'intervint pas. Elle constata qu'ils entreprenaient ensuite un travail difficile, et s'y concentraient au point que, dans la classe, régnait un ordre impressionnant. Et comme ces faits se répétaient avec uniformité, elle en conclut qu'on ne peut prendre tout de suite un grand travail, mais que l'on doit, pour s'y préparer, commencer par un travail facile.
Ce fut là une véritable révélation.
Nous avons le préjugé de croire que les travaux difficiles doivent s'exécuter en premier lieu, quand on est bien reposé. Cet entraînement spontané était une manifestation des lois du travail.
Si nous y réfléchissons, nous nous apercevons que, nous non plus, nous ne nous mettons pas à un travail important, tel que la création d'un livre, par exemple, dés le début de la matinée; le plus souvent, nous éprouvons le besoin de faire autre chose d'abord, et il nous vient à l'esprit, par exemple, d'écrire une lettre ou d'épousseter le piano. Que de fois nous sommes-nous entendu répéter :
- Comment diable te mets-tu à écrire une lettre, alors que tu as tant à faire?
Eh bien, faire un travail facile sert précisément de préparation à l'entreprise importante. Et quant au petit désordre, à ce tapage qui survenait entre le premier et le deuxième temps, c'était une manifestation passagère, presque le signal que le travail important était sur le point d'être entrepris. Et c'était si régulier, que nous savions trouver, en arrivant à une certaine heure, des travaux peu intéressants; à une autre, un peu de désordre, et, un peu plus tard, le grand travail en train.
Ces observations consignaient ce qui pouvait devenir un programme, un horaire scolaire, qui tiendrait compte du rythme du travail spontané.
Et en quoi consistait le grand travail ?
On voyait les enfants concentrés en des exercices variés. Celui-ci, les yeux bandés, prenait délicatement en main des tablettes de poids légèrement différents, et les réunissait, selon leur poids, après les avoir attentivement soupesées.
Celui-là, les yeux également bandés, les effleurant à peine des doigts, touchait avec légèreté des étoffes et, après les avoir identifiées, mettait de côté, deux à deux, celles qui étaient de mëme nature.
D'autres enfants disposaient de longues files de petits cartons sur lesquels étaient représentées des figures géométriques, et puis, prenant les objets correspondant à ces figures, en recouvraient les petits cartons. D'autres construisaient une tour au moyen de nombreux cubes roses, dont la grandeur était graduée, les mettant les uns au-dessus des autres. Quand la tour était construite avec un grand soin, ils la défaisaient, pour la recommencer.
Un, encore, rangeait en ordre des tablettes aux très délicates gradations de couleurs; un autre dessinait des compositions décoratives originales et compliquées. D'autres composaient des mots avec l'alphabet mobile.
En passant dans des classes plus avancées, on voyait des enfants manier une quantité de perles de toutes couleurs, les unes enfilées en forme de chaînes, d'autres reliées en forme de bàtonnets, d'autres formant des carrés plans, d'autres, des cubes. Au moyen de ces objets, les enfants découvraient les premiers secrets de l'arithmétique et passaient aux grandes opérations avec une facilité passionnée.
Des cartes de géographie dessinées par les enfants s'accumulaient par centaines, et des cahiers étaient écrits avec un soin diligent, avec une véritable passion. Tous les cahiers de nos enfants étaient tenus avec le même soin jaloux : pas une tache, les marges en restaient intactes. Mais chaque enfant avait son propre tiroir, et prenait la responsabilité des travaux qui s'accumulaient; dessins de tous genres, feuilles couvertes de chiffres, de lettres, de récits; cahiers remplis d'écriture, dessins, cartes de géographie en miniature.

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Ainsi, les progrès s'affirmaient constamment et le problème pratique de l’instruction était résolu; avec beaucoup de travail, il est vrai, avec un effort pour surmonter les difficultés, mais sans fatigue.
Et nos écoles ont dû s'orienter vers des degrés toujours plus élevés, parce que, pour répondre à l'intérêt infatigable de l'enfant, il a fallu lui offrir des exercices intellectuels de plus en plus élevés. Notre idée n'a jamais été d'accélérer les études, mais seulement de répondre aux besoins psychiques manifestés par les entants.
L'homme intelligent éprouve le besoin naturel d'exercer son intelligence. Ainsi, notre problème, au point de vue de l’éducation, a été de chercher le travail adapté à l'entant en voie de développement. Et ce fut une véritable surprise de découvrir que les enfants sont capables d'atteindre un niveau bien supérieur au niveau moyen des écoles ordinaires. Une grande partie de la culture secondaire dut émigrer dans les écoles primaires.
L'intérêt pour l'algèbre surgit chez les enfants de sept et huit ans; ils faisaient des opérations d'arithmétique gigantesques. Les recherches passionnent les enfants de cet âge. Ils sont fascinés par les puissances algébriques. II est donc loisible de profiter de l'avance apportée par un tel intérêt aux études. Plusieurs de mes disciples ont continué, à peu près sur les mêmes directives, toute l'instruction secondaire, jusqu'à l'Université, épargnant ainsi aux enfants les tourments qui dépriment ordinairement la jeunesse et qui donnent naissance à tant de formes de maladies.
Le but vers lequel il nous faut tendre maintenant est de mettre à profit les deux années d'avance que gagne l'entant, et d'employer ce temps en vue d'une vie nouvelle qui soit un repos, et qui aide le développement physique, à cet âge où le corps de l'adolescent, redevenu fragile, peut se comparer à celui du nouveau-né.
Des expériences sont déjà tentées dans ce but en Hollande. J'espère être en mesure de vous en communiquer bientôt les heureux résultats.
Dans les écoles secondaires ordinaires, entre autres étouffements, il faut signaler celui de l'intelligence par des exercices à la fois trop faciles et arides et, par conséquent, privés d'intérêt. Ainsi, au lieu d'un effort pour s'élever, l'intelligence doit faire effort pour se maintenir à un niveau inférieur.
Le rôle de nos maîtresses est d'être là, toujours vigilantes. Quelquefois, on pourrait les croire étrangères à ces effets surprenants et, souvent, les enfants oublient leur présence. Pourtant, elles doivent reconnaître la difficulté de leur tâche. Le succès d'une telle tâche serait impossible sans une sérieuse préparation. En fait, le problème le plus difficile réside précisément là.

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Je travaille, depuis 1914, à former des maîtresses au moyen de cours internationaux que je fais dans des pays différents : en Italie, en Allemagne, en Angleterre, en Hollande, aux Etats-Unis, tant à New-York qu'en Californie. Cette année, je dois le faire à Londres, en janvier prochain.
La maîtresse devient véritablement l'exemple de ce que devrait être 1a mère : la gardienne et la protectrice de la vie. Son art est d'être toujours prête à répondre et à aider là où c'est nécessaire.
Il faut l'avoir expérimenté pour se rendre compte de la difficulté de cet art.
Quand les enfants ont terminé leur travail, qu'ils sont sortis de leur état de concentration, ils ont besoin de se confier à quelqu'un, de montrer ce qu'ils ont fait. Et ils viennent lui apporter leurs chefs d'œuvre, ou l'appellent pour qu'elle admire la façon dont ils ont disposé le matériel. Elle a, pour chacun, un sourire, un mot d'encouragement; et puis, elle veille sur l'enfant qui se trompe, qui ne réussit pas, ou qui reste inactif. Alors, elle s'approche, délicatement, propose un travail, montre comment on se sert du matériel. Elle suit un à un ces enfants laborieux et doit surveiller personnellement tout ce qu'ils font. Personne ne doit jamais avoir besoin de son aide sans qu'elle soit là; il faut que, de loin, elle s'aperçoive des besoins de chacun.
Mais, en même temps, il ne faut pas qu'elle interrompe un enfant, quand il est plongé dans une occupation. Il lui faut une espèce de tact psychologique très fin, qui peut s'apprendre en théorie, mais qui ne peut se perfectionner qu'en pratique.

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C'est sous la savante direction d'une telle maîtresse et dans une ambiance où, avec l'aide de sa vigilance, personne n'est dérangé, que les enfants finissent toujours par s'intéresser à un travail et qu'ils retrouvent leur santé psychique. Ils peuvent alors continuer indéfiniment leur progrès.
Voilà l'ambiance libre où la personnalité de l'enfant prend sa valeur, où son activité se canalise en une discipline stupéfiante.
On pourrait, à ce propos, se demander quel rapport existe entre la liberté et la discipline. Il fut bien curieux de constater la naissance simultanée de la liberté et de la discipline chez ces enfants. J'ai souvent entendu répéter :
- Mais c'est la solution d'un grand problème; c'est mettre une contradiction en harmonie.
Moi-même, il m'a fallu constater longuement la répétition de ce phénomène pour pleinement le saisir. Non, il n'y a point là un problème. Pas davantage une contradiction. La liberté et la discipline sont les deux faces d'une même médaille. A peine atteint un parfait état de liberté, apparaît la discipline solennelle et simple, qui se rencontre en toutes les œuvres de la création. Inversement, si la discipline est imparfaite, c'est que la liberté n'est pas atteinte; il y a quelque erreur constructive qui l'entrave.
Nous pouvons dire que la discipline est le signe extérieur de fonctions parfaites. La liberté consiste en la possibilité d'exercer parfaitement ces fonctions. Il en est de l'homme comme de toutes choses créées. Les étoiles sont libres d'évoluer dans le ciel, parce qu'elles restent disciplinées en leur trajectoire. Les poissons semblent libres de glisser dans l'eau, mais il ne faut pas qu'ils sortent de leur élément; de même, les plantes sont libres, à condition de laisser leurs racines cramponnées dans la terre.
Il n'y a pas de forme de liberté qui ne soit déterminée par une loi. Eh bien, l'enfant nous a fait découvrir l'homme à l'état naturel, alors que la liberté est inséparable d'une discipline de travail. C'est là qu'est la santé de l'homme.
Et c'est vraiment une grande leçon pour nous, adultes : nous devons le respect à notre petit père, à notre maître, à l'enfant. 
(Applaudissements. Rappels. Des fleurs aux couleurs italiennes sont remises à Mme Montessori. Des jeunes filles, des élèves lui font ovation.)
MARIA MONTESSORI.
(Traduit de l’Italien par Georgette-J.-J ; Bernard)

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